Ces quelques dernières années, plusieurs manuscrits grecs datés du IXe au XIe siècle, conservés dans les bibliothèques de Sofia et de Plovdiv, ont été mis à la connaissance des chercheurs, confirmant certaines de mes observations, liées à la décoration des manuscrits slaves par rapport à leur modèle: le codex byzantin. Je suppose que le problème de la réception présentera de l’intérêt pour un recueil, composé à la mémoire du Prof. Jean Irigoin, dont les études m’ont beaucoup aidée à comparer les manuscrits grecs et slaves, sans compter mon séjour à Jérusalem en 1991, réalisé grâce à son concours, où j’ai fait partie d’un groupe de travail. Ce groupe, dirigé par le Prof. Malachi Beit Arié, avait pour but d’étudier les paramètres codicologiques des manuscrits hébreux datés, antérieurs à la chute de Constantinople. Travaillant sur place avec des manuscrits appartenant à des traditions linguistiques et géographiques différentes, j’ai eu l’idée téméraire de rédiger l’Introduction à la codicologie slave, parue en 1997, dont le but principal est suggéré par le sous-titre Le Codex byzantin et sa réception chez les Slaves. Au cours de mon travail, j’ai été obligée de m’adresser plusieurs fois au Prof. J. Irigoin, pour lui demander conseil, ce qui était déterminé dans un certains sens, par les conclusions inattendues auxquelles j’arrivais. J’étais émerveillée par sa bienveillance et sa compréhension, par la promptitude qu’il mettait à répondre à mes questions. Réalisant maintenant ces lettres, je me dis qu’en réalité j’ai le bonheur d’appartenir à la génération qui n’a pas été touchée par la culture virtuelle au point de ne pouvoir jouir du contact direct avec la feuille, remplie de la main du Maître, ce dont je remercie le destin.
La décoration des manuscrits cyrilliques les plus anciens, Xe–XIe siècles (j’en exclus les manuscrits glagolitiques qui révèlent une grande diversité, ainsi qu’une synchronie parfaite au niveau des paramètres codicologiques avec les manuscrits grecs en minuscule des IXe–Xe siècles) est nettement asynchrone par rapport au processus de la reproduction
En premier lieu, la substitution des manuscrits en minuscule aux manuscrits onciaux qui s’opère aux IXe–Xe siècles entraîne une réduction évidente du riche répertoire ornemental, en usage dans la tradition préiconoclaste de la capitale et de la périphérie. Elle est accompagnée du passage à une technologie plus efficace concernant la confection des codices en minuscule, employée d’abord au monastère de Stoudios pendant la première moitié du IXe siècle et, plus tard, codifiée dans la production des ateliers constantinopolitains pendant la seconde moitié du IXe et au cours de tout le Xe siècle.
En deuxième lieu, l’application de ces réformes dans les différentes zones de l’Empire se fait à un niveau différent. Il est notoire qu’elles pénètrent beaucoup plus tard dans la périphérie, sans compter qu’elles ne sont pas appliquées du tout dans certaines provinces comme l’Arménie, la Géorgie, la Palestine, Chypre, et dans d’autres elles le sont partiellement: en Grèce continentale et, avec un retard considérable, en Italie du Sud.
En troisième lieu, la décoration des manuscrits (il s’agit des initiales et des titres enluminés, non pas des miniatures) consiste, d’une part, en l’usage d’initiales fort simples aux hastes à trait double, exécutées à l’en-cre, plus rarement au cinabre (voir BAV, Vat. gr. 699 du IXe siècle,
On sait bien que le Laubsägestil a une existence relativement brève (Xe–XIe siècles) en comparaison avec le Blütenblattstil qui, après le Xe siècle, dominera dans les codices commandés en haut lieu, c’est-à-dire, dans les manuscrits de grand luxe, exécutés à l’intention de l’aristocratie ou du haut clergé. J’en exclus, bien entendu, les modifications du Laubsägestil, ayant subsisté dans les manuscrits grecs provinciaux du XIe jusqu’au XIIIe siècle (Glasgow, University Library, Hunter gr. 475 et Oxford, Bodleian Library, Christ Church gr. 21 du XIe siècle, tétraévangiles d’Italie du Sud), exécutées au cinabre ou en jaune-orange, telles que nous les découvrons en partie dans les manuscrits slaves (comparer les Evangiles grecs de Sofia, NCID, D. gr. 228 et 235 du XIe siècle à l’Evangile slave de Sofia, NBKM, 22 de la fin du XIIIe
En ce qui concerne les manuscrits cyrilliques, à l’exception du Recueil Supraslensis (RNB, Q. n. I. 72) de la seconde moitié du Xe siècle, qui s’en tient à l’ornementation simple mais élégante (initiales et entêtes) des manuscrits en minuscule issus du monastère de Stoudios au IXe siècle, les autres codices, peu nombreux d’ailleurs (à peine 25) se distinguent par une maladresse évidente de la stylisation et par une absence de
En quatrième lieu, il convient de noter que les manuscrits slaves des Xe–XIIe siècles ne présentent pas d’éléments du style blue, de «l’arabesque» ou du Laubsägestil, utilisés dans la décoration des manuscrits grecs des Xe–XIe
Il s’agit en premier lieu des Homélies de Basile le Grand de l’Institut ecclésiastique d’histoire et d’archivage (CIAI, gr. 803, Pls. 1–5) et de la Bibliothèque Nationale (NBKM, gr. 95) du début du XIe siècle, qui représentent les deux parties du même manuscrit (nous ignorons à quel époque il a été
Le fragment de la Bibliothèque Nationale (NBKM, gr. 95) et le manuscrit du Musée Ecclésiastique (CIAI, gr. 803) méritent un intérêt particulier, surtout en ce qui concerne leur décoration. Elle est exécutée en bleu et se rapporte aux meilleurs spécimens du style blue, qui est une modification du Laubsägestil ou style dentelé. Ce style, qui doit son nom à J. Leroy et à K. Weitzmann, a été étudié en détail par notre regrettée collègue
Nous avons découvert des initiales aux motifs végétaux simplifiés, colorés au cinabre, sans extrémités en forme de lys, dans les manuscrits slaves de Târnovo et des environs des XIIIe–XIVe siècles, c’est-à-dire quatre siècles plus tard, ainsi que dans les manuscrits serbes et russes à l’usage liturgique quotidien. Il s’agit de la décoration la plus conventionnelle, qui se maintient dans la production en masse, au cours des siècles
Les titres du NBKM gr. 95 et du CIAI gr. 803 de Sofia sont exécutés au cinabre, d’une écriture onciale de type alexandrin, à la différence de l’encre brune foncée du texte. Au fol. 1 (n’existant plus à présent; nous présentons l’illustration du microfilm du manuscrit, fait en 1989, conservé au Centre Dujčev) le titre est composé d’une écriture pseudocoufique: écriture rubriquée qui n’a aucun écho dans la tradition manuscrite slave. La décoration du NBKM gr. 95 et du CIAI gr. 803 de Sofia et, plus particulièrement, la décoration en bleu, fait penser à quelques manuscrits d’origine constantinopolitaine, mais elle n’en demeure pas moins sans influence sur les manuscrits slaves.
De même, les initiales d’un manuscrit, inédit jusqu’en 2004, des Archives Nationales de Sofia (CDA), que nous avons publié récemment, le Stichéraire, CDA (Rizov, F. 1650 k, inv. 4/3) de la fin du Xe siècle (Pl. 6), pour les mois de novembre, décembre, janvier et février, où sont visibles les traces d’une notation paléobyzantine (BNF, Coislin 1) n’ont pas de parallèles dans la tradition
Le principal élément qui revient dans l’enluminure des initiales est le motif de la feuille de lierre, caractéristique pour la Dynastie Macédonienne. Nous le retrouvons dans le cul-de lampe de l’Evangile Uspenski, de l’an 835, dont le reste de la décoration est assez modeste (RNB,
En ce qui concerne l’enluminure des manuscrits grecs des IXe–XIe siècles, l’Evangéliaire du XIe siècle (première moitié) de Plovdiv (NBIV, P 99) présente un intérêt encore plus grand (Pls. 7–18). Ce manuscrit n’a été mentionné que dans une check-list sommaire, rédigée par notre collègue Krasimir Stancev en
Par son contenu, le manuscrit est un évangéliaire. Le texte est transcrit sur un parchemin très fin, comme les deux autres manuscrits, malgré la différence visible entre les côtés chair et poil. Il comprend 154 feuillets aux dimensions 145×190 mm et 90×125 mm de la surface écrite. Le feuillet 128 n’a pas été numéroté, mais comme on passe directement du fol. 48 au fol. 50, leur nombre reste invariablement 154. Le texte est transcrit à raison de 21 lignes par page. Le manuscrit n’a pas de début, il commence à partir du troisième cahier.
Dans son état actuel, l’Evangéliaire est composé de 21 cahiers de quatre bifolios (quaternions), à l’exception des cahiers où il manque des folios (cahiers I, V, XIII, XIX, XX, XXI). La règle de Gregory a été observée. La numérotation est en lettres, dans le canton inférieur interne du premier feuillet du cahier et dans le canton inférieur externe du VIIIe (dernier) feuillet du cahier. Les cahiers commencent par le côté chair du parchemin. Le début du cahier est marqué également par une croix apposée dans la marge inférieure, au milieu de la surface écrite et dans certains cahiers nous sommes en présence de deux ou trois croix (II, XIII et XIX). Comme il est notoire, cette foliotation est caractéristique des manuscrits issus du monastère de Stoudios. La piqûre, faite au poinçon, est logée dans la marge externe, loin de la surface écrite.
Type de réglure: C33C1d.
Le système de réglure utilisé, c’est le système 1 de Leroy.
L’encre utilisée pour le texte principal est de couleur brune.
Les titres sont transcrits en lettres onciales, du type alexandrin, rehaussées d’encre rouge.
Le manuscrit est fortement détérioré: feuillets déchirés ou collés, traces d’humidité.
La décoration est composée des en-têtes suivants:
Au fol. 17 figure aussi un cul-de lampe, composé de signes graphiques, superposés en trois lignes. Au fol. 34v est inséré un dessin plus tardif, représentant le Christ.
C’est toujours le bleu qui domine dans les en-têtes et les initiales de l’Evangéliaire de Plovdiv (NBIV, P 99), mais cette fois-ci en combinaison avec le jaune ou le vermillon, plutôt comme une réminiscence du style blue que nous avons observé dans le manuscrit de Bačkovo (CIAI, gr. 803) des Xe–XIe siècles et dans celui de Sofia, CDA, Rizov 3 du Xe siècle. La diversité de l’enluminure des nombreuses initiales aux hastes à trait double (environ 100) présentent un intérêt particulier, d’autant plus qu’il n’y a pas de répétition des motifs ou des moyens de stylisation. Leur facture révèle la présence d’un bon calligraphe qui manie librement le dessin et qui fait preuve d’une grande imagination pour enrichir les hastes des lettres par des noeuds, des bourgeons, des motifs floraux et des surgeons, mais il emploie plus rarement, en comparaison avec les deux manuscrits précédents, le bleu et le motif de la feuille du lierre. C’est précisément ce type de traitement de la charpente des initiales à la feuille de lierre, souvent en usage au Xe siècle, deviendra le procédé préféré dans les manuscrits slaves à partir des XIIIe–XIVe siècles, c’est-à-dire, deux ou trois siècles après l’essor de ces initiales dans les manuscrits grecs. Ils ne reprendront pas cependant la gamme chromatique dans laquelle le bleu dominera sur les autres couleurs.
Même dans des manuscrits comme le Psautier du roi bulgare Ivan Alexandre de 1337, connu sous le nom de Pesnivec (BAN, Slavo 2), où le bleu est utilisé à profusion dans les rubriques et les signes indicateurs, son emploi dans les initiales est assez
Toutes ces observations me font penser que les premiers scribes et calligraphes slaves (cela est particulièrement valable pour ceux qui se servaient de l’alphabet cyrillique, une adaptation de l’onciale grecque) ne devaient pas être au courant des processus, intervenus au niveau de la décoration des manuscrits grecs en minuscule de la seconde moitié du IXe siècle et du Xe siècle. Ils avaient à leur disposition les codices onciaux grecs surtout, qui étaient utilisés en liturgie par la population chrétienne autochtone sur les terres bulgares et où l’ornementation décrite plus haut, caractéristique du codex minuscule, était encore absente. Il importe de noter que les manuscrits glagolitiques avaient également stimulé les motifs archaïques de la décoration, qui ont subsisté plus longtemps dans les zones périphériques de Byzance, où s’était accomplie la plus grande partie de l’oeuvre missionnaire de Cyrille et de Méthode et de leurs disciples (la Bithynie, la Cappadoce, la Grande Moravie, Venise, Rome). C’est confirmé par le fait que, du point de vue codicologique, ils présentaient encore l’instabilité propre au codex minuscule grec de la première moitié du IXe siècle, tel que nous le connaissons des manuscrits confectionnés au monastère de
Stoudios à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle, en dépit des prescriptions de Théodore Stoudite, qui ne s’imposeront définitivement qu’à la fin du IXe
En nous arrêtant sur les quelques manuscrits grecs des Xe–XIe siècles, choisis dans les bibliothèques de Sofia et de Plovdiv, qui appartiennent dans une mesure plus grande (NBKM gr. 95, CIAI gr. 803 et Sofia, CDA, Rizov 3) et moins grande (NBIV, P 99) à un groupe de manuscrits décorés en style blue (ou bien des réminiscences de ce style), qui n’est malheureusement pas suffisamment bien définie, nous voudrions formuler les conclusions préliminaires en ce qui concerne la réception de la décoration du codex slave par rapport au codex byzantin. En premier lieu, dans les manuscrits cyrilliques des Xe–XIIe siècles, produits en série et servant à l’usage quotidien, nous sommes en présence d’une réduction évidente du répertoire ornemental et d’une ignorance de la décoration des codices en minuscule de Constantinople. En deuxième lieu, les manuscrits cyrilliques, commandés en haut lieu aux XIe–XIIe siècles, tels le Recueil de Svetoslav de 1073 (GIM, Sinod. 31 Д.), les Evangiles d’Ostromir de 1056–1057 (RNB, Fn. I. 5) et de Mstislav de 1113–1117 (GIM. Sin. 1203), se rapprochent des livres manuscrits constantinopolitains de «grand luxe», transcrits en minuscule, de la fin du IXe et du Xe siècle et décorés en Blütenblattstil, sans pour autant connaître des codices, décorés en Laubsägestil. En ce qui concerne le premier groupe de manuscrits (produits en grande série à l’usage quotidien), le fait de n’avoir pas connu les exemplaires de luxe, accessibles aux membres haut placés de la société, aboutit à l’absence de toute une série de styles, qui apparaissent dans les manuscrits grecs dès la fin du IXe siècle et au Xe siècle (le Blütenblattstil, l’arabesque, le style blue, le Laubsägestil, etc.) qui, dans une variante simplifiée (comme construction ou coloris), ne feront leur apparition qu’aux XIIIe–XIVe siècles. Dans ce sens, les renseignements présentés ici sur quelques manuscrits peu étudiés (le CIAI gr. 803, le NBKM gr. 95, l’Evangéliaire de Plovdiv, NBIV, P 99 et le Stichéraire inédit CDA, Rizov 3), viennent confirmer la thèse, exprimée à plusieurs reprises, non seulement par l’auteur de la présente communication. Dans le cas des plus anciens manuscrits slaves, la réception du codex byzantin n’est que partielle. Elle est déterminée par une situation concrète: la nécessité d’une christianisation rapide et de la création du corpus liturgique indispensable pour les besoins quotidiens de l’église. Il s’agit d’une situation qui rappelle la période post-iconoclaste à Byzance et la nécessité de combler l’hiatus de livres (voir à ce propos les règles d’écriture au monastère de Stoudios, créées par Théodore Stoudite à la fin du IXe