Le milieu ayant stimulé la commande en série de manuscrits aussi richement décorés se situe en particulier dans les monastères, ce qui est attesté par les centres qu’on vient d’énumérer. Sur le plan thématique, ces manuscrits reprennent les liturgies de Jean Chrysostome, de Basile le Grand et de Grégoire de Décapolis, dont certains sont connus jusqu’au XIVe siècles sous la forme de rouleaux.
Il est à observer dans ces manuscrits la modification de l’usage de l’initiale des siècles précédents, qui assume certaines fonctions des cycles illustratifs, réduits à l’époque post-byzantine, sous l’influence des incunables. Ces changements s’étendent également à son enluminure. Il s’agit en fait d’un changement d’équilibre entre l’illustration et l’initiale dans la période postbyzantine, cette dernière se chargeant de davantage de fonctions qu’elle n’en avait à l’époque oú elle cohabitait harmonieusement avec les cycles illustratifs dans le texte, ou avec les miniatures. Il convient de citer à cet égard le manuscrit de Strasbourg (Cod. Str. Gr. 1912/ex. 18), publié récemment par l’auteur de la présente communication, parallèlement avec quelques autres manuscrits, peu connus, qui s’en rapprochent au niveau de style, comme l’Euth. 4, provenant d’une collection privée à Athènes, le Cod. D. gr. 64 et le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Sofia (NBKM gr. 41), étant tous apparus de la fin du XVIe jusqu’au début du XVIIIe
Ainsi que le font noter K. Weitzmann et G. Galavaris, les livres liturgiques sont particulièrement difficiles à
Cette rupture de l’initiale avec sa fonction originelle consistant à indiquer les passages importants du texte, c’est-à-dire, à jouer un rôle exceptionnel dans la division graphique du texte, qui se voit doter de fonctions illustratives, n’est pas due uniquement à la réduction des
C’est à la fin du XVIe siècle qu’on observe une production effrénée des Liturgies de Jean Chrysostome, de Basile le Grand et de Grégoire de Décapolis, due au changement de la situation dans les pays orthodoxes et de leur mode de vie, orienté vers la survie, vers la sauvegarde de la foi originelle par la fidélité à l’Orthodoxie, par l’assiduité à participer à la liturgie.
Passons en revue les traits caractéristiques de ces manuscrits dans le cadre de leurs initiales enluminées. C’est dans leur cas justement qu’après le XVe siècle ou, plus exactement, dans les années 80 du XVIe siècle, l’on assiste à la tendance consistant à transformer l’initiale en illustration du texte abstrait dont l’usage quotidien était réservé aux moines et aux prêtres des paroisses. Et c’est précisément dans cette production en série qui s’est transformée rapidement en mode, s’étant étendue aux communautés orthodoxes, à commencer par la Russie et ensuite la Roumanie, les Balkans, le Mont Athos, Chypre, le Mont Sinaï, la Crète, Alexandrie, Antioche, que se manifeste la tendance à faire du livre liturgique un manuscrit, sinon identique aux codices luxueux de l’époque médio-byzantine, du moins susceptible d’évoquer la brillante culture calligraphique de Byzance. Ainsi, le peintre transforme l’initiale en une sorte d’illustration originale de certaines parties de la liturgie (voir: le Cod. Str. 18 de la Bibliothèque universitaire de Strasbourg, le P06 de Chypre, l’Euthychios No 4 d’Athènes, les codices 1047 et 2247 du mont Sinaï). Et ce qu’il importe surtout de noter, c’est que contrairement aux tendances similaires, s’étant manifestées à un degré moins élevé aux Xe–XIe siècles, il reprend l’usage de modèles plus anciens, en réanimant des formes antiques, qui facilitent l’assimilation du texte abstrait et de la chorégraphie liturgique. De cette manière l’initiale devient une sorte de commentaire imagé du texte liturgique qu’il renvoie à des actions concrètes dans le cadre de
Dans cet ordre d’idées, je voudrais ajouter à ce groupe de manuscrits liturgiques aux initiales somptueusement enluminées un manuscrit inédit d’Allemagne lequel, à l’instar des manuscrits que nous venons de citer, se distingue par une décoration aniconique, sans présenter de miniatures à pleine page des auteurs des trois liturgies, comme c’est le cas de la plupart des manuscrits liturgiques de la fin du XVIe au XVIIIe siècles.
Le manuscrit d’Allemagne (Fig. 1–5) a été mis à ma disposition par un collectionneur privé, qui en a fait l’acquisition en 2004. Il contient 18 + I folios en papier de dimensions 150×210 mm; dimensions de la surface écrite: 110×135 mm. Le texte est transcrit en une colonne de 18 lignes, à l’encre noire, plus claire à certains endroits. L’écriture du texte principal est du type «bouclée», typique pour les manuscrits liturgiques, selon la définition de Paul Canart, remplacée par endroit par une cursive. Les lettres rubriquées sont en or et en argent (par endroits au cinabre ou à l’encre noire du texte). Elles évoquent les manuscrits confectionnés par Arsénios, Lucas de Chypre et Matthieu de Myra. Dans la même tradition, la colonne se termine souvent par un texte transcrit en or et en argent, ce qui est aussi le cas d’une partie des titres.
Les cahiers, composés de huit folios, portent les traces d’une numérotation en lettres (ξ), ce qui signifie que le manuscrit comprenait à l’origine au moins 480 folios. La comparaison avec d’autres manuscrits au contenu similaire nous fait présumer que le fragment faisait partie des Liturgies de Jean Chrysostome et de Basile le Grand. En ce moment, le fragment contient des folios en désordre dont la remise en ordre fera l’objet d’une prochaine étude.
Les initiales sont grosses, occupant par endroit deux tiers de la surface écrite. Elles y font irruption de sorte à supposer qu’elle sont l’oeuvre de celui qui a copié le texte (voir les initiale présentant Jean Chrysostome, les trois liturgistes, l’Incrédulité de Thomas, ainsi que celles qui traitent des motifs zoomorphes, ornithomorphes et
Le filigrane (une ancre trifoliée surmontée d’une couronne) nous permet de rapporter le manuscrit à la fin du XVIe ou au début du XVIIe siècle.
Les initiales présentent trois variétés:
I. Initiales décoratives. Elles sont formées par des éléments végétaux, le plus souvent des ramifications fleuries entourant l’Arbre de Vie, symbolisant la béatitude céleste. Les fleurs rappellent des palmettes modifiées, présentées de face, et des trifolios. Dans ces initiales apparaît souvent l’oiseau et, en particulier, le paon, comme symbole du paradis.
II. Initiales illustratives, dans lesquelles le rôle principal revient soit à l’auteur de la liturgie, soit au prêtre chargé de célébrer l’office, ce qui rend la relation avec le texte bien évidente. La première prière est récitée après le départ des catécumènes, c’est-à-dire elle marque le début du vrai mystère liturgique, dans lequel le personnage principal est le prêtre officiant. Ce personnage, étant la réminiscence de Jean Chrysostome, nous fait conclure que l’interchangeabilité entre le prêtre qui célèbre l’office et l’auteur de la liturgie est bien caractéristique pour ce groupe de manuscrits.
Voyons l’initiale représentant les trois liturgistes, surmontée par un archange en buste, figurant le Christ bénissant. Cette scène correspond au début de la prière qui répand la bénédiction sur les ville, tout en illustrant la liturgie terrestre, célébrée par les prêtres et la Liturgie céleste, célébrée par le Christ Grand Hiérarque.
Dans l’initiale E est insérée la main bénissante du prêtre, ce qui illustre les actes que doit accomplir le prêtre pendant la prière.
III. Les plus nombreuses sont les initiales qui suggèrent l’interprétation symbolique de la liturgie elle-même. Dans certaines initiales, nous retrouvons deux serpents entrelacés, qui se transforment peu à peu en dragons ailés portant des couronnes. Elles marquent le début de la prière, avant la lecture de l’Evangile, qui révèle la portée de la connaissance de Dieu et la force des paroles évangéliques, en
Nous retrouvons aussi des initiales présentant la composition héraldique de l’aigle bicéphale, flanquée de deux tiges surmontées de tulipes fleuries. L’initiale illustre probablement la glorification de la mission salvatrice du Christ. Nous savons que, d’après l’interprétation d’Epiphanios de Chypre, l’aigle est le symbole du Saint Esprit, apparenté à un aigle volant. Cette interprétation est adoptée aussi par Pseudo-Germanos dans sa théorie mystique de la liturgie. Il s’agit peut-être de la communion dans le saint Esprit lors du mystère eucharistique.
Outre la décoration élégante et l’écriture calligraphique, il convient d’attirer l’attention sur la gamme des couleurs d’une délicatesse exceptionnelle, variant de la combinaison du lilas pâle et du gris, du bleu ciel et du rouge jusqu’au bleu, au rouge, au vert et au jaune intenses. La sensation d’élégance et de finesse est engendrée également par l’emploi de l’argent dans les différentes rubriques, de l’or dans les vêtements, dont certains sont entièrement recouverts d’or. En revanche, les visages ne sont pas colorés et se distinguent par un dessin précis, de la couleur de l’encre.
Ces données que nous venons d’exposer ont pour but d’attirer l’attention sur un manuscrit de plus provenant d’une collection privée, illustrant la propension à copier et à illustrer des livres liturgiques à l’époque postbyzantine. L’examen détaillé de l’écriture et de ses particularités, ainsi que les initiales figuratives enluminées en relation avec le texte, nous permettra à l’avenir de le localiser. Pour nous, il importe de souligner un détail par lequel nous terminons d’habitude nos publications au sujet de manuscrits inédits de l’époque postbyzantine, à savoir que la plupart d’entre eux se trouvent encore dans des collections privées. Or, leur publication permettra de se faire une idée plus précise du dernier style somptueux des livres liturgiques byzantins décorés et de
On pourrait dire en conclusion que ce nouveau fragment d’Allemagne qui, à notre avis, peut être attribué aux copistes des Principautés danubiennes et à l’école de Lucas de Buzău, illustre la séparation douloureuse de la tradition manuscrite orthodoxe d’avec elle-même, d’avec la Parole de Dieu, écrite à la main, et ses réserves envers le livre imprimé à grand tirage, qui prédomine après le XVe siècle en Europe catholique. Cet état de choses aboutit à des inversions déterminées dans l’évolution du codex postbyzantin et, plus particulièrement, de celui destiné à l’usage liturgique, à un certain conservatisme, à une tendance au mimétisme dans leur confection, comme la coloration en pourpre de certains folios. Tous ces facteurs déterminent l’imitation des exemplaires luxueux des siècles antérieurs, malgré les innovations qui s’infiltrent au niveau du répertoire et du style dans les «initiales historiées» aux fonctions nouvelles, traitant surtout des sujets